Quelles nations dans une « grande » Europe ?
Les idées de communisme et de nation sont nées en Europe, où elles ont connus au XIXème siècle un important développement. Il est courant de dire qu’elles l’ont détruite au XXème. Les conflits inter-nationaux, le racisme national-socialiste, les diverses purifications ethniques, ont transformé le continent en un champ de ruines et de souffrances. A la fin de la seconde guerre mondiale, l’occupation par l’Armée Rouge de l’Europe de l’est conduit à l’établissement de régimes communistes, la plupart inféodés à l’Union Soviétique. Ces pays verront leur développement dramatiquement freiné par l’isolement, les intérêts russes et les aspects pervers du système socialiste. L’Europe dans son ensemble devient alors une des lignes de front de la guerre larvée qui oppose les Etats-Unis à l’Union Soviétique. A l’aube du XXIème siècle, l’élargissement de l’Union Européenne aux anciens pays du bloc de l’est symbolise la fin de cette période douloureuse. Elle place également l’Union face au défi de réformer son système institutionnel et son financement.
Le constat qui motive la présente réflexion est que la place actuelle et future de la nation dans l’Union revêt une importance particulière, surtout durant cette phase de son intégration. La plupart des pays que l’Europe se prépare à accueillir ne peuvent réaliser leurs aspirations nationales que depuis une douzaine d’années, et certains pour la première fois de leurs histoire moderne. Peut-on leur demander dans deux ans de se fondre dans un ensemble qui se définirait en partie par le rejet du fait national ? Dans le cadre des débats sur l’élargissements parmi les actuels membres de l’Union, on a assisté à un retour en force de la défense des intérêts nationaux. Ceci s’est manifesté lors des « marchandages » du traité de Nice, qui en ont fait une étape de compromis, mi-figue, mi-raisin. Maintenant que la paix est (semble) assurée sur le continent, que les marchés des pays de l’est sont d’ors et déjà grands ouverts, quel intérêt ont les riches pays de l’Union actuelle, surtout les plus à l’ouest, à un élargissement vers le monde slave ?
Pour répondre aux aspirations apparemment contradictoires des peuples européens, une voie à la fois pragmatique et ambitieuse est possible, qui serait dans la continuité de l’histoire européenne. Beaucoup s’accordent à considérer qu’il faut répartir un bon nombre de compétences de l’état-nation entre les nivaux locaux et européens. Face aux enjeux du monde actuel, l’organisation nationale est à la fois trop petite et trop grosse, sans influence sur la marche du monde mais trop loin des attentes des citoyens. Cependant le niveau national peut perdurer de façon productive et demande aussi à être réinventé. Il s’agit également de lui attribuer des compétences, afin de profiter des aspects positifs de l’énergie que l’idée nationale a influée au peuples européens depuis deux siècles. Parallèlement, il faut développer dans les populations le sentiment d’une identité européenne. Cet objectif est atteignable, d’une part en mettant en avant nos nombreuses valeurs communes, d’autre part en développant un système politique, économique et social moderne. Celui pourrait alors être présenté aux citoyens et au reste du monde comme le terme d’une alternative possible au modèle américain.
L’idée nationale est apparu en France avec la Révolution. Paradoxalement, elle repose sur les acquis de l’absolutisme royal. En effet, l’établissement de celui-ci à conduit à l’organisation d’un état centralisé, à l’affaiblissement de l’aristocratie et surtout à l’incarnation symbolique du pays tout en entier en la personne du roi. Après le renversement de la monarchie, la figure royale est remplacée par celle de la Nation, transfiguration du peuple et de sa volonté. A ses débuts, le concept est donc très fortement lié à la conquête par le peuple de sa liberté et de son autonomie. La France nationale qui naît à Valmy en 1792 n’est pas perçue comme étant issue des hasards des conquêtes des monarques. Elle se définit comme une communauté culturelle (le français est déjà fortement répandu dans les populations) et politique (de par les premières étapes de la Révolution, basées sur les états-généraux), animée d’une ambition prométhéenne. La propagation de certains acquis révolutionnaires par Napoléon (abolition des privilèges, Code Civil) se retourne en partie contre lui avec la naissance d’une conscience nationale dans les zones occupées, principalement en Espagne et dans la future Allemagne. Le mouvement qui commence alors courra à travers tout le XIXème siècle, provoquera une secousse révolutionnaire sans lendemain immédiat en 1848, et aboutira notamment aux unifications allemande et italienne en 1870.
Ces aspirations nationales existent également en Europe de l’Est [1], mais elles sont niées par le congrès de Vienne, qui en 1815 organise l’Europe post-napoléonienne en restaurant les principales structures. L’est de l’Europe est sous la domination de la Prusse, la Russie, l’Autriche et l’Empire Ottoman. Il y a certes un royaume de Pologne (la «Pologne du Congrès »), mais dont le roi est le Tzar russe et qui sera rattaché comme province après le soulèvement de 1830/31. Ce n’est qu’à la fin de la première guerre mondiale, avec la disparition des empires, que l’on prendra pour la première fois en considération le fait national dans les pays baltes et d’Europe centrale [2].
Afin d’appréhender la situation actuelle et d’évaluer l’impact de l’idée nationale dans les futurs pays de l’Union, il est intéressant d’observer leurs histoires, marquées depuis des siècles par les dominations étrangères. La Hongrie et la Pologne sont toutes deux des royaumes importants au moyen-âge. Depuis la christianisation de leurs aristocraties puis des populations qui les constituent, ils sont intégrés dans le système féodal européen, notamment par le biais des mariages princiers. La Pologne est successivement partagée en 1772, 1793 et 1795 entre la Prusse, la Russie et l’Autriche. Elle existe de nouveau courtement sous Napoléon, puis comme nous l’avons vu, est rattachée à la Russie. La Hongrie est envahie par les turcs en 1526 et scindée en trois (la partie centrale dont Buda-Pest aux turcs, le royaume de Hongrie et la principauté de Transylvanie). C’est un Habsbourg qui devient roi de Hongrie. Dès lors le pays sera sous influence autrichienne, avec une autonomie variable selon les époques. La Lituanie est un grand-duché indépendant au moyen-âge, en union personnelle avec la Pologne à partir de 1386. Avec les partages de la Pologne, elle est rattachée à la Russie. La Lettonie et l’Estonie, quant à elles, sont dominées à tour de rôle par la Suède, le Danemark et surtout la Russie. Enfin, la Slovénie, la Bohême-Moravie [3] et la Slovaquie sont sous la domination des Habsbourg d’Autriche durant la plus grande partie de l’histoire moderne. Entre les deux guerres mondiales la Pologne, la Hongrie et les pays baltes deviennent indépendants. La Slovaquie et la Bohême-Moravie sont fondues dans la Tchécoslovaquie, de même que la Slovénie est intégrée à la Yougoslavie.
Après la seconde guerre mondiale ces pays sont donc dominés par la Russie soviétique. En 1956, la révolte Hongroise est écrasée dans le sang. L’URSS répond au printemps de Prague de 1968 en envoyant les chars. En 1980/81, le syndicat libre Solidarité, mené par Lech Walesa, déclenche une série de grèves qui paralysent le pays ; interdit, il demeure cependant une force politique. Dès août 1989, des manifestations anti-soviétiques secouent les pays baltes (qui eux, sont partie intégrante de l’URSS), tandis que la Hongrie ouvre ses frontières avec l’Autriche. En juin 1991, les Slovènes sont les premiers à affronter le pouvoir yougoslave ; après huit jours de conflit, ils obtiennent l’indépendance pour la première fois de leur histoire. Depuis une douzaines d’années, ces peuples peuvent donc réaliser leurs aspirations nationales, dans des environnements politiques intérieur et extérieur non hostiles. Et ce que cela sera encore possible dans le cadre de l’Union élargie et réformée ?
En effet, pressée par l’élargissement, l’Union a entrepris de transformer ses structures et son fonctionnement, rendus obsolètes par leur succès et les perspectives qui s’offrent à l’Europe. Il s’agit tout d’abord de réformer la méthode inter-gouvernementale, basée sur les négociations entre états-nations et pour laquelle l’unanimité est souvent requise. Son efficacité est d’ors et déjà remise en cause et tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle sera paralysante dans une Union à vingt-cinq. Une idée naturelle est donc de chercher à rendre les institutions et les processus de décision plus démocratiques. Certes pour résoudre les problèmes évoqués plus haut, mais aussi pour combattre l’indifférence, si ce n’est l’hostilité, grandissante constatée parmi les populations depuis plusieurs années. Ce mouvement est justifié et souhaitable, mais il pose un problème fondamental pour un certain nombre de pays, notamment parmi les nouveaux arrivants. La Slovénie, par exemple, compte deux millions d’habitants, l’Estonie un et demi, la Hongrie dix. Quelle sera la place, non seulement des citoyens de ces pays, mais aussi de leur culture, de leur langue et de leur identité, cultivées envers et contre tous depuis des siècles, dans un ensemble de plus de 450 millions d’habitants, de plus en plus intégré ? Si le système est bien organisé aux niveaux local et régional, il est tout à fait imaginable que les individus jouissent des mêmes droits et soient aussi bien représentés d’un bout à l’autre du continent. Cependant, en ce qui concerne les orientations globales, le « poids démocratique » de certains pays est dérisoire par rapport aux grands pays de l’ouest [4]. Or, il est illusoire de penser que les différences culturelles entre les nations ne marqueront pas justement ces orientations globales. Deux évolutions opposées semblent donc possibles. Soit la résistance « nationale » paralyse l’évolution vers un ensemble vraiment intégré, responsable sur le plan international, et l’Union sera un marché commun très moderne sur le plan économique, composé d’alliés fidèles et démocrates. Soit l’Union devient effectivement une entité cohérente, dont les fondements et vraisemblablement la politique extérieure sont conditionnés démocratiquement par l’équilibre des intérêts des grands ensembles de population. Les petits pays seraient alors fondus dans la masse, victime d’une sorte de chantage économique : pas de salut hors de la grande Union. Ce n’est pas qu’ils seraient opprimés, ils n’existeraient plus. Ces craintes ne manquent pas d’être exploitées par certains dans les pays candidats. Des signaux de plus en plus nombreux montrent que les référendums d’adhésion ne sont pas déjà gagnés. Il est intéressant à ce titre de relever l’adresse à ces pays, le 22 octobre 2002, de Jean-Marie Le Pen, représentant bien connu du nationalisme français : “Méfiez-vous de ce mirage européiste, il ressemble beaucoup à la prison des peuples que vous avez quittée, il y a dix ans.”
Le rapide survol de l’histoire des pays qui vont rejoindre l’Union nous a permis d’appréhender une idée de la Nation aux consonances plus positives qu’en Europe de l’ouest. La Nation n’est pas ici une évidence, dont il faut contrôler le totalitarisme, mais un élan tenace, constitué d’une multitudes de choix individuels au cours des siècles. Le choix de continuer à parler sa langue, quand c’est l’allemand ou le russe qui est officiel ; le choix de se lever et de lutter sans espoir, ou de ne pas le faire, pour préserver l’espoir ; le choix, enfin, de reconstruire toujours, les maisons et les musées, les bibliothèques et les fermes. Ce qui constitue l’idée de Nation prend racine bien avant le XIXème siècle, dans les multiples migrations, les hasards des possessions ou les horreurs des guerres et des occupations. La stabilisation et le développement progressifs du continent ont décanté ces sous-ensembles non géographiques. Les nations sont aux peuples ce que les régions sont à la terre. Celles-ci ont vu passer, ou rester, celles-là . Le fait de dire que la Slovénie est indépendante pour la première fois de sont histoire peut sembler intrinsèquement contradictoire : l’histoire d’un pays qui n’existait pas ? Elle ne l’est cependant pas, car le fait est qu’il y a des slovènes depuis longtemps, avec leur culture et leur langue (proche cousine des sœurs jumelles serbe et croate), et que ce sont eux, et non leurs jolies montagnes, qui ont enfin pu être indépendants. Un des principaux enjeux de la future Europe, est de permettre à tous les niveaux culturels et identitaires de s’exprimer : régional, national et européen. Au sortir de temps déchirés, que cette diversité ne soit plus qu’une force, qui profite à tous.
La plupart des pays de l’Union actuelle entretiennent un rapport différent au fait national. On peut grossièrement les répartir en deux catégories. D’une part, les « vieilles » nations qui, à la fin du moyen-âge ou au début des temps modernes, ont plus ou moins leur forme actuelle et un embryon d’identification populaire (France, Grande-Bretagne [5], Espagne [6], Portugal, pays scandinaves [7], Pays-Bas [8]). D’autre part, celles qui se sont constituées en états-nations au XIXème siècle mais qui disposait déjà d’une identité auparavant (Allemagne, Italie, Grèce). On remarquera que la Belgique, coincée entre la France et les Pays-Bas, ne rentrent pas dans ce schéma. L’Autriche non plus, dont nous évoquerons plus loin la situation particulière. L’Irlande et la Finlande, quand à elles, deviennent indépendantes après la première guerre mondiale.
Entre les milieux du XIXème et du XXème siècle ce sont les confrontations de ces nations qui marquent l’histoire de l’Europe et d’une bonne partie du monde. A la fin de la deuxième guerre mondiale, l’Europe est détruite. Pour ses habitants la nécessité de la Paix est une réalité concrète, vécue dans la chair. Des projets d’une Europe unifiée avait déjà pris forme avant la guerre. Richard Coudenhove-Kalergi, animateur du mouvement Paneuropa, propose dès 1923 la mise en commun des ressources de charbon et d’acier entre la France et l’Allemagne. Pendant la guerre, les gouvernements en exil mettent en place des plans d’intégration régionaux, notamment en Europe de l’est. Une future « communauté européenne » est d’ors et déjà évoquée. Ces réflexions imprègnent les premiers projets de l’après-guerre. Les hommes d’état qui pose les bases de l’actuelle Union Européenne ont eu leurs vies bouleversées par la guerre, de même que les populations qu’ils représentent. Ils ont aussi pu constater les limites de la demi-mesure de « l’esprit de Genève [9] ». Les conditions sont donc réunies pour une profonde remise en cause de la prééminence de la Nation. De par l’occupation soviétique, les pays d’Europe de l’est sont eux privés de la possibilité de participer au mouvement qui se met alors en place.
Le moteur initial de la construction européenne était donc la recherche de la Paix, basée sur la réconciliation franco-allemande. La Belgique, la Hollande et le Luxembourg donne les premiers l’exemple d’une intégration avec la fondation en septembre 1944 du Benelux. Il servira de laboratoire aux institutions et aux méthodes fondatrices de la construction européenne. Maintes fois victimes de la rivalités de leurs deux grands voisins ces pays étaient particulièrement concernés par une pacification durable. Avant même ses intérêts économiques, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) avait pour but de rendre impossible une nouvelles guerres franco-allemande en intégrant ces ressources stratégiques. C’est aussi dans cette logique post-guerre mondiale que la RFA a toujours assumé une part importante du budget européen [10]. Son intérêt y était clair : reconnaissance internationale, exercice de la pleine souveraineté sur la Ruhr, légitimité démocratique. L’intégration économique n’était donc pas la première idée, mais elle s’est révélée la plus facile a mettre en œuvre pour remplir les objectifs de Paix. Son succès a poussé à l’approfondir jusqu’à la levée totale des barrières douanières en 1992 et l’union monétaire en 1999.
Aujourd’hui la situation est radicalement différente. Les dirigeants actuels ont peu ou pas vécu la guerre (ce qui n’était pas le cas de François Mitterrand et Helmut Kohl par exemple) et pour la jeune génération elle appartient à l’Histoire. La Paix sur le continent semble définitivement acquise et n’est pas le principal enjeu. L’Allemagne veut quitter son rôle de coupable, et depuis la réunification, faire entendre sa voix au niveau international. Par certains côtés elle est proche des nouveaux arrivants, étant également entrée il y a douze ans dans une nouvelle ère nationale. Les allemands ont reconstruit le bâtiment du Reichstag, dont les ruines ont trôné près de 50 ans à côté de l’emplacement du Mur et qui abrite désormais le parlement. Tout autour, se construit le quartier du gouvernement avec la Chancellerie. La République de Berlin n’a pas la modestie de celle de Bonn, ni le même fardeau à porter. Son poids démographique et territorial a changé, ainsi qu’une identité qui refuse désormais d’être assimilée systématiquement aux horreurs nazies. La population aspire simplement à occuper une place normale, et à jouir d’une influence dans la mesure de son importance. La dynamique passée de la construction européenne n’existe donc plus, mais personne ne remet en cause l’Union car on a conscience de la prospérité économique qui en a été retirée. Autour du noyau fondateur Benelux, France, Allemagne, Italie, les entrées successives ont plutôt été motivées par la volonté de participer à ce succès. Les motivations sont donc désormais économiques et non plus historico-pacifiques, y compris pour les pays candidats [11]. C’est donc naturellement autour de ces thèmes qu’ont tourné les marchandages du traité de Nice ou la brouille franco-allemande sur la Politique Agricole Commune (PAC).
Il semblerait que cette re-nationalisation des débats découle de la méthode inter-gouvernementale appliquée à des démocraties. Les dirigeants allemand, français ou danois ont été élus pour défendre les intérêts des allemands, des français ou des danois, et non l’intérêt commun européen. Ils peuvent espérer être réélus si ils « vendent » correctement leurs actions auprès de leurs électeurs respectifs. Or l’Europe se « vend » moins bien aujourd’hui que dans les décennies qui ont suivi la guerre. Ce désenchantement des populations provient d’un décalage entre le peuple et les élites économiques et culturelles qui, elles, restent dans l’ensemble très pro-européennes. Le référendum sur le traité de Maastricht en France est à cet égard révélateur : l’ensemble de la classe politique soutenait le « oui », à l’exception des mouvements populistes ou conservateurs de droite comme de gauche. Pourtant les résultats ont été extrêmement serrés. Les motivations des élites ne sont pas perçues par une grande partie de la population, car elles sont d’ordre économiques (concurrence, libre circulation, stabilité monétaire) ou historiques (richesses du dialogue inter-culturel, promotion des grandes valeurs universelles). Ces enjeux ne touchent pas l’homme de la rue, malgré l’impact important qu’ils ont indirectement sur sa vie. Pierre Bourdieu, lorsqu’il prône un « mouvement social européen », constate que « les dominants voyagent, ils ont de l’argent, ils sont polyglottes, ils sont liés par des affinités de culture et de style de vie. En face, on a des gens dispersés, séparés par des barrières linguistiques ou sociales. [12]» Les gens vont donc avoir tendance à se méfier de l’Europe qui non seulement est lointaine mais dont on ne perçoit pas à quoi elle sert ni où elle va. Dans le doute, on se replie donc sur des structures éprouvées qui, elles, sont nationales. « En fait, beaucoup de forces progressistes, de structures de résistance, à commencer par les syndicats, sont liés à l’Etat national. Et aussi bien les structures institutionnelles que les structures mentales. Les gens sont habitués à lutter au niveau national. [13]»
Plus qu’à un renouveau de l’idée nationale, on assiste plutôt à une perte de confiance en l’Europe, assimilée aux aspects inquiétants de la mondialisation et non comme une protection à leur encontre. Cela explique certainement en partie les succès populistes de droite dans un certain nombre de pays. Ces mouvements se caractérisent en général plus par leurs rejets (immigrés, Europe) que par une réflexion approfondie et féconde sur le fait national. A cet égard, l’Autriche occupe une position paradoxale. Elle est certainement un des pays de l’Union actuelle qui va le plus profiter de l’élargissement. D’extrême périphérie, Vienne va devenir un des centres de l’Europe élargie. La position géographique du pays et la multitude des liens culturels avec les nouveaux arrivants sont autant d’atouts pour la période qui commence. Cependant, les Autrichiens sont plutôt réticents et craignent un afflux de travailleurs immigrés. Un passé glorieux et impérial, la période trouble du nazisme, puis la position frontière avec le bloc de l’est, empêchent l’établissement d’un rapport positif avec leurs voisins candidats, qui tous ont été sous l’influence de l’Autriche des Habsbourg. Le sentiment national a unifié la Confédération Germanique (avec le soutien « désintéressé » de la Prusse), tandis qu’il a brisé l’Empire Autrichien, dont la composition était multi-nationale. Les autrichiens ont donc un sentiment national incertain à côté du grand voisin allemand. A l’heure actuelle, les débats politiques sont plutôt intérieurs que tournés vers la perspective de l’élargissement.
Au niveau gouvernemental, la tendance est donc à la défense des intérêts nationaux. La question n’est plus qui va dominer l’Europe (et c’est déjà un gros progrès), mais qui va le mieux en profiter. Qui par l’ouverture de marchés, qui par l’attribution de fonds structurels, qui par les subventions à son agriculture. Cet état d’esprit est aussi sensible dans les pays candidats. Certaines franges de leurs populations attendent d’ailleurs un véritable miracle de cette entrée dans l’Union. Cependant on a l’impression que les dirigeants ne croient plus vraiment à ce miracle. Tout d’abord il y a un premier bilan très mitigé de la réunification allemande. Evoquée précédemment du point de vue de la question nationale allemande, on peut également la considérer comme un mini-élargissement sur certains points, notamment économiques et structurels. Avec certes une douzaine d’années d’avance, il s’est agi d’intégrer un ancien pays du bloc de l’est (parmi les plus riches), à la fois dans l’Allemagne mais aussi dans un modèle ouest-européen, fortement conditionné par l’Union Européenne. Les espoirs d’un nouveau « miracle économique » du type de celui connu par l’Allemagne de l’ouest après la guerre ne se sont pas réalisés. Malgré des efforts financiers très importants la plupart des régions de l’ex-RDA restent sinistrées, avec d’importants taux de chômage. Enfin l’idée s’est répandue que les difficultés actuelles de l’Allemagne sont dues en grande partie à cette difficile intégration. En ces temps incertains économiquement, l’Europe de l’ouest n’est pas disposée à investir massivement dans les nouveaux pays. D’autant plus que le commerce avec ces pays a déjà été multiplié par six depuis la chute du communisme et que les acquisitions bon marché y ont été faites depuis longtemps.
Dès lors l’Allemagne remet en cause l’explosion prévisible du budget de la PAC avec l’élargissement, soutenue en cela par la Grande-Bretagne qui n’a jamais été une fanatique des aides agricoles [14]. Ceci concerne en premier lieu la France qui bénéficie largement de ces aides… Mais ses dirigeants cherchent à faire valoir que, malgré tout, c’est l’Allemagne qui profitera le plus de l’élargissement. Elle représente 40% des échanges avec ces pays et sa position en Europe sera fortement re-centralisée… Ce retour des égoïsmes nationaux semble donc plus égoïste que national. Le fait qu’il se traduise à un niveau national tient au mode de fonctionnement actuel de l’Union. L’Europe serait un ensemble fédéral basé sur les régions, c’est à ce niveau là qu’aurait lieu les marchandages.
A cet égard, le compromis franco-allemand qui a finalement été trouvé au sommet de Bruxelles [15] est révélateur et pose un certain nombre de questions pour l’avenir. Le pivot du compromis a été de s’accorder sur une maîtrise globale des dépenses de l’Union pour la période qui débutera en 2006. En ce qui concerne les aides agricoles, mais aussi les autres domaines. Il est quand même très surprenant de prétendre créer une Europe efficace et puissante sans se donner les moyens de financer des fonds structurels (pour renouveler des succès comme l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande), une défense commune, la mise en place de nouvelles institutions, etc. Les autres pays ont refusé de valider cette composante du compromis. Est-ce par égoïsme, car beaucoup en profite, ou par réalisme ? Quoiqu’il en soit ce que l’on dénonce souvent comme le manque d’ambition européenne actuellement, est en fait un refus de considérer la construction de l’Union d’un point de vue géopolitique au sens étymologique, non militarisé, du mot.
Les pays européens sont en interaction continuelle depuis toujours. C’est une caractéristique très forte de cette partie du monde, comme de l’évolution des peuples qui s’y trouvent. On le perçoit de l’influence généralisée de l’antiquité classique jusqu’à l’héritage des Lumières, qui se sont développées de Königsberg [16] à Ferney [17] en passant par Londres ou Rotterdam. Du « blanc manteaux d’églises et d’abbayes » dont se couvre l’Europe au moyen-âge jusqu’à la Réforme, l’Europe religieuse dépasse les frontières. En 1848, 1870, 1917-19, 1934-36 et 1968, l’Europe politique vibre de concert. Ce ne sont pas seulement les guerres et les affrontements qui ont constitué les influences réciproques des pays européens, mais aussi les échanges scientifiques, culturels et artistiques. Rares sont les grands mouvements qui n’ont pas reçu un écho à travers toute l’Europe. Les modes de construction et de fonctionnement de l’Union correspondent à la forme de l’interaction à l’époque où ils ont été mis en place (traités, méthode inter-gouvernemental). La phase délicate dans laquelle nous nous trouvons est celle du passage (ou non) à un ensemble cohérent, avec des niveaux de compétences définis pour tous les domaines et une réalité au niveau international. Il s’agit d’inventer un système nouveau et moderne, avec la part d’incertitude que contient l’inconnu. Pour pouvoir exister et remporter l’adhésion large des populations, cet ensemble doit être organisé démocratiquement, afin d’être légitime à leurs yeux. De plus, il doit donner les moyens à une identité européenne de se développer. Cette identité permettrait une véritable prise de conscience d’un intérêt commun européen, généreux et basé sur les visions à long terme d’une prospérité bénéficiant à tous. Le développement et la promotion de cet identité n’est pas nécessairement en opposition aux identité nationales et régionales. Au contraire, la construction européenne est l’occasion pour elles de se renouveler et d’aborder de façon non conflictuelle leur place dans et au milieu d’autres ensembles. Les grands enjeux économiques et financiers doivent être gérés de façon globale au niveau européen, et ce par une représentation démocratique. D’une part, parce qu’ils ont des conséquences pour tous les citoyens ; d’autre part, car la diversité des thèmes concernés permettrait de faire varier les clivages : tantôt politiques (gauche / droite, intégrationnistes / souverainistes, conservateurs / progressistes), tantôt nationaux, tantôt régionaux (zones urbaines, régions agricoles, littoraux, …). Ainsi la défense égoïste des intérêts ne seraient pas concentrées de façon artificielle et non représentative au niveau exclusif des nations.
Autant on pouvait se représenter la réunification allemande comme un petit élargissement, autant il est surprenant d’entendre souvent présenter l’élargissement à venir comme une réunification de l’Europe. L’Europe n’a jamais été unifiée. Elle pu parfois courtement paraître sur le point de l’être, par exemple sous le joug de Napoléon ou d’Hitler. Elle a certes rarement été aussi longtemps et profondément divisée que pendant la période communiste. Cependant c’est un système politique fondamentalement nouveau qui doit être créé. Il doit être dans la continuité de l’Histoire, comme on l’a vu, mais il amène aussi une redéfinition radicale de la plupart des niveaux de l’action politique. La question n’est pas fédération de régions ou confédération de nations ; le modèle n’est ni les Etats-Unis ou l’Allemagne fédérale, ni l’Organisation des Nations Unies. Il n’y a pas de modèle, car il n’y a pas de précédent. C’est comme si un personnage du passé nous interrogeait sur les véhicules les plus répandus à notre époque : « char à bœufs ou char à chevaux ? ». Ni l’un, ni l’autre bien sûr. Remplissant la même fonction de véhicules, les voitures et les camions sont d’une nature radicalement différente. Après on peut toujours continuer à appeler des « chevaux » une unité de mesure de la puissance de leur moteur…
L’enjeu actuel est donc de séparer Etat et Nation, pour répartir le premier entre trois niveaux : européen, local, ainsi qu’un niveau intermédiaire, recouvrant un certain nombre des éléments caractéristiques du fait national, et qu’il s’agit de définir. Un tel modèle n’est pas applicable actuellement en l’état. Il participe d’une vision à moyen terme, qu’il convient d’atteindre par étapes. Malgré son importance fondamentale, la réforme institutionnelle qui accompagne l’élargissement et que prépare la Convention pour l’avenir de l’Europe n’est pas la dernière. Elle s’inscrit dans une continuité, mais, comme les précédentes grandes étapes, elle imprimera une direction au processus.
A l’heure actuelle, le niveau européen dispose principalement de compétences économiques et réglementaires. L’établissement d’un marché commun, d’une union monétaire et une représentation unique dans les grandes négociations internationales sont autant d’atouts dont on a pu constater les bienfaits. Afin d’augmenter l’efficacité et la cohérence de cette coordination, il serait naturel d’y adjoindre des compétences en matière sociale et fiscale. Il est justifié de penser que dans ces domaines des traditions nationales différentes doivent continuer à être pris en compte. En fait la question de savoir où placer les structures chargées de la collecte de l’impôt et de sa redistribution n’est pas fondamentale et elle est sujette à évolution. Au vu de la situation actuelle, on peut imaginer de façon pragmatique qu’elles restent dans un premier temps à un niveau national. En revanche, il faudrait s’accorder sur un « poids moyen » de la fiscalité d’une part, et des prestations sociales d’autre part. A partir du moment où l’Europe se construit sur un faisceau de valeurs communes, il est naturel que les notions de Justice, sociales ou concurrentielles, soient globalement les mêmes pour tous les citoyens. Il en va de la stabilité et de la viabilité de l’ensemble socio-économique, dont l’Europe doit être le garant. Par rapport à la situation qui prévaut aujourd’hui, on peut en revanche imaginer réduire le pouvoir réglementaire européen, en analysant objectivement les absurdités et inefficacité qu’il génère notamment appliqué de façon bureaucratique à un niveau local.
Un autre grand sujet de débat porte sur la pertinence de rassembler également les compétences de défense et de sécurité au niveau européen. L’expérience des premières tentatives dans ce sens comme une observation des réalités internationales actuelles, conduisent à penser que la demi-mesure est une mauvaise solution. Pour négocier ou intervenir il faut une légitimité claire et indiscutable. Il est inutile d’avoir ne serait-ce qu’un représentant européen pour ces questions, si ses prises de positions peuvent être contredites par un des gouvernements, qui lui est représenté à l’ONU. Les deux interventions sont dans ce cas décrédibilisées. De même que le gouvernement et l’opposition d’un pays tentent souvent de présenter un front uni sur les grandes questions internationales, pour profiter du poids que représente l’Europe, il faut également une telle discipline. La réponse apportée à ce débat dépendra profondément du choix qui sera fait sur la place que doit occuper l’Europe en tant que telle dans le monde. Nous reviendrons plus tard sur les termes de ce choix, mais nous pouvons d’ors et déjà évaluer les importantes conséquences de ce transfert de compétence, particulièrement à des nombreux niveaux symboliques. On verrait alors des représentation uniques de l’Europe dans les autres pays, remplaçant les ambassades. Lorsque les armées seraient appelées à intervenir, cela serait exclusivement sous le drapeau européen, et dans le cadre d’un commandement complètement intégré. Les traités et alliances seraient révisés et impliqueraient la responsabilité de l’ensemble. Les secrets d’Etat seraient également gérés au niveau européen. Les drapeaux nationaux ne flotteraient plus que sur leurs territoires respectifs [18]. Le bouleversement serait total et on ne pourrait évidemment pas faire l’économie d’une refonte des analyses stratégiques.
Le niveau local, de son côté, doit permettre une évaluation pertinente des besoins et disposer des compétences influant sur le cadre de vie des habitants. Les besoins et les perspectives sont très différents à l’intérieur d’une même nation, a fortiori d’un bout à l’autre du continent. Les responsables locaux doivent être des interlocuteurs privilégiés sur les questions d’aménagement du territoire et d’infrastructure. Les laisser disposer des ressources concernant un certain nombre d’équipements et de services (écoles, protection civile, activités sportives et culturelles) leur permet d’ajuster au mieux selon les besoins spécifiques du lieu et du moment. Le cadre législatif et réglementaire commun contrôlant bien sûr le respect des principes et des équilibres. Enfin, le cadre européen peut être un formidable moteur de développement si il permet, comme on en voit déjà les prémices, le développement de sous-communautés regroupant des régions aux enjeux cohérents, indépendamment des frontières nationales. Une des originalités de cette structures à trois niveaux seraient paradoxalement sa non-hiérarchie. C’est à dire que pour chaque question, il s’agit de déterminer quels sont les acteurs les plus pertinents et les plus représentatifs des populations concernées, et de trouver les relations les plus claires et les plus simples. Dans cette logique, l’aménagement du territoire semble devoir être retiré des compétences nationales et être déterminé par un dialogue des régions et/ou des communautés régionales avec l’Etat européen, pour l’attribution et l’orientation des ressources. Sur ces questions les frontières nationales sont artificielles, et l’intervention du niveau national n’est garant ni de l’efficacité ni de la justice des répartitions.
Alors, quel niveau national ? Doit on même garder ce terme usé et voué apparemment à disparaître ? En l’état actuel des choses, on a vu que les populations européennes sont regroupées en ensembles linguistiques et culturels cohérents. Par ensemble culturel, on entend celui constitué par le sentiment de la majorité de ses membres de partager, d’une part l’importance accordée à un certain nombre de questions (sans nécessairement que tout le monde y apporte les mêmes réponses) et d’autre part un patrimoine commun. La perception répandue dans les populations est en elle même déterminante. Par exemple, la religion peut pour certains pays appartenir à ces identités communes, mais pas pour d’autres. La France se reconnaît plus dans les valeurs universelles des Lumières que sur le catholicisme ; si en Allemagne l’appartenance à l’une ou l’autre des confessions se retrouve fortement dans les engagements politiques, aucune n’est représentative du sentiment national ; l’Espagne ou l’Italie sont très catholiques, l’orthodoxie est constitutive de l’identité pour beaucoup de grecs ; les croates et les serbes parlent quasiment la même langue, mais se déterminent très fortement par leurs différentes religions… Ce patrimoine commun est vu comme une base, un héritage dont on peut se voir issu, de par l’accès privilégié dont on dispose aux réalisations qui le constituent. On voit ici l’importance capitale de la langue. Même si le mouvement de traduction et de diffusion de la pensée à l’étranger a toujours été très fort en Europe, la plupart des gens intègreront d’abord leur culture nationale grâce à la possibilité (de plus encouragée) d’accéder directement aux Å“uvres originales dans la langue nationale. Evidemment, cette représentation grossière souffre de nombreuses exceptions, dès lors qu’on veut l’appliquer aux nations actuelles : en premier lieu se pose le problème des minorités intégrées dans un pays, qui soit se rattache à un autre, foyer du sentiment national (minorité hongroise en Roumanie), ou soit peuvent prétendre à se constituer en tant que telle comme nation (basques). Cependant, après les terribles déplacements de populations des siècles derniers, principalement pendant et juste après la seconde guerre mondiale, beaucoup de zones ont de facto étaient « purifiées nationalement ». C’est une des particularité de l’Europe actuelle, issue d’un processus souvent dramatique qui s’étend sur plusieurs siècles. Les questions se poseraient très différemment si l’Europe était aujourd’hui beaucoup plus mêlée, comme certaines zones ont pu l’être ou le sont encore. Afin de permettre une évolution non violente et réaliste, il faudrait donc mettre en place des « zones culturelles » qui correspondraient dans un premier temps aux actuelles nations. Le découpage actuel est arbitraire, parfois problématique, mais il est. A partir du moment où l’on se donne les moyens d’en corriger les effets pervers sur le court comme le long terme, il n’est pas dramatique de conserver les dénominations actuelles. Il faut simplement que le système soit suffisamment souple pour régler pacifiquement, dans le cadre européen, les problèmes particuliers. En plus d’assurer progressivement la continuité vers le nouveau modèle, ce niveau se verrait attribuer de façon permanente les compétences suivantes, principalement pour conserver la richesse et le dynamisme de la diversité culturelle européenne : Tout d’abord, les systèmes éducatifs et académiques, issues de traditions multiséculaires, devraient rester de son ressort. Même si, là encore, il faut promouvoir la compatibilité des diplômes et la reconnaissance des formations, ceci peut se faire en préservant les caractéristiques et les traditionnels points forts des différentes nations. Il sera simplement encore plus facile pour des étudiants de faire ce qu’ils font depuis les premières universités du moyen-âge, c’est à dire aller combler leur soif de spécialisation ou de nouveauté partout en Europe. Ensuite, ce niveau « culturel » serait naturellement responsable de la préservation et de la mise en valeur du patrimoine, du soutien à la production contemporaine, ainsi que de la promotion des échanges intra-européens dans ces domaines. De façon plus audacieuse, on peut aussi imaginer lui attribuer la gestion et le contrôle du tourisme (vu alors plus comme une valorisation de l’environnement et du patrimoine, que comme une industrie), ainsi que la préservation de la diversité culturelle régionale. Ce dernier point qui paraît éminemment paradoxal, peut permettre d’éviter un des principaux risque inhérent à une décentralisation massive : la multiplication des replis identitaires qui conduirait à une atomisation culturelle de l’Europe. On le voit, la première idée générale pour ce niveau est de retourner le fameux qualificatif « à la fois trop gros et trop petit » dont on l’affuble souvent, pour trouver quels sont les thèmes où il est fécond d’être intermédiaire.
Evidemment, on peut opposer à cette idée qu’il est tout à fait imaginable que les régions animent la vie culturelle tout en partageant pour certaines d’entre elles langue et Histoire, ou bien que de grandes institutions culturelles européennes réalisent d’ambitieux programmes. Les réponses à ces questions sont profondément subjectives et dépendent fortement du rapport que chaque individu entretient avec ces trois niveaux de par ses origines et ses expériences personnelles. Entre un brouhaha stérile et une inévitable uniformisation, le niveau intermédiaire, post-national, offre cependant de par sa place et son histoire, la possibilité de dialogues horizontaux comme verticaux.
La deuxième idée générale concernant ce niveau serait de lui attribuer une place institutionnelle forte, en rapport avec la préservation des principes fondateurs et la garantie de la cohésion et de la stabilité face à des enjeux cruciaux. Winston Churchill dans son important discours de Zürich, en 1946, insiste sur le fait que la Paix n’est jamais définitivement acquise, et propose déjà une union des pays européens dont une des principales conditions de succès serait, selon lui, d’accorder les même droits aux petits et aux grands pays. Cette préoccupation, qui rejoint celle que nous développions précédemment en évoquant les enjeux nationaux de l’intégration des pays candidats, pourrait trouver une solution avec une sorte de Conseil des Nations, haute instance où chacun des pays/nations actuels disposerait du même poids. Le rôle de cette institution ne serait pas la gestion concrète, au jour le jour, des problèmes des citoyens, mais de constituer une référence et d’intervenir de façon légitime sur des questions d’ordre fondamental. Il pourrait tenir un rôle proche du Conseil Constitutionnel en France, vérifiant que de nouvelles lois européennes ou réglementations régionales respectent les principes fondateurs et la répartition des compétences. Son accord pourrait être requis pour entériner des événements tels que l’intégration de nouveaux membres ou une déclaration de guerre, en plus des processus de gouvernement démocratiques qui auraient aboutis à de tels décisions. L’objectif serait d’éviter une « tyrannie de la majorité » qui tendrait à faire disparaître la diversité et les originalités des peuples de tailles variées qui composent l’Europe.
Un tel modèle ne se veut ni dogmatique, ni une réponse immédiate et concrète à l’ensemble des problèmes posés. Tout d’abord cela ne correspond pas au cadre de cette réflexion qui se veut générale, ensuite il est encore trop tôt pour prétendre organiser ainsi l’Europe. Cette répartition grossière des compétences illustre un esprit, qui, s’il animait la suite de la construction européenne, serait susceptible d’allier en les transformant la réalité nationale et l’ambition intégrationniste.
Quelques soient les solutions choisies elles devront résoudre deux problèmes, l’un fondamental, l’autre apparemment marginal, mais qui le moment venu cristallisera certainement des difficultés. Le premier concerne les langues. Quelles seront leurs places et leur avenir dans le futur ensemble ? L’élargissement va grandement augmenter la diversité linguistique puisque chaque pays de l’est va amener une nouvelle langue, la plupart [19] d’entre elles étant de la famille slave, et ce pour la première fois dans l’Union. Il apparaît peu réaliste de réaliser la communication dans toutes les langues de l’Union. Une solution opposée serait de généraliser l’anglais, qui de facto est parlé (ou au moins compris) par le plus grand nombre. La voie choisie jusqu’à présent a été d’identifier des langues qui historiquement ont été depuis longtemps des langues de communication intra-européenne, et de les choisir comme langues officielles. En l’occurrence, le choix s’est porté sur l’anglais, le français et l’allemand. Même si ce choix est aussi politique, il recouvre une réalité. Là encore il s’agira d’un choix stratégique, dont il convient de peser les enjeux. Si on privilégie l’efficacité, la rapidité d’intégration et la réduction des coûts, il serait légitime de ne garder que l’anglais. Non seulement parce que il est très répandu en Europe et dans le monde, mais aussi de par sa formidable simplicité et la facilité d’apprentissage de ses bases. L’anglais permet de réaliser avec précision et concision tous les types de communication. Cependant, on peut considérer que la richesse linguistique de l’Europe est effectivement une richesse, qu’il convient d’exploiter et de valoriser. Il y a d’une part l’énorme patrimoine culturel attaché à chacune des langues, dont on profitera beaucoup moins si elles deviennent « mortes », et d’autre part leurs particularités qui conditionnent des modes de pensées et de communication très variés. Si ce choix est fait, et encore une fois il s’agit d’un pari tout à fait contestable, la solution actuelle semble assez satisfaisante dans son principe [20]. Elle devrait cependant s’accompagner d’une politique marquée de soutien aux autres langues, nationales et régionales [21]. C’est à dire, entre autres, que les documents officiels des niveaux correspondants continuent d’être rédigés dans ces langues, qu’elles restent obligatoires à l’école, et qu’elles aient les moyens de leur diffusion, une sorte de « droit de la concurrence linguistique » pour éviter que de grands groupes de médias européens n’écrasent les productions locales. Le choix de continuer à cultiver la diversité linguistique aura également un impact institutionnel. Il est en effet difficile d’imaginer des campagnes électorales uninominales à travers toute l’Europe sans que les candidats ne puissent parler directement à leurs futurs électeurs. Qu’elles échouent ou réussissent, les constructions de nations ont souvent mis l’accent sur l’adoption d’une langue commune ; un tel choix traduiraient donc également le refus de chercher à créer une Nation Européenne.
La Monarchie constitue pour certaines nations européennes un très fort ciment d’unité, ce qui constitue le second des deux problèmes évoqué plus haut. Dans l’Union actuelle, sept pays sur quinze ont un système monarchique. Ces différentes monarchies jouissent d’une certaine popularité dans les pays concernés, où elles remplissent un rôle équivalent à la plupart des présidents européens, garantes de l’unité et de la stabilité du pays. Si l’on désire faire franchir un pas symbolique à l’Union Européenne, notamment sur la scène internationale en faisant disparaître les pays en tant qu’états, que deviendraient ces chefs d’états particuliers ? Est ce qu’une telle évolution nécessite comme préalable l’abandon de ces systèmes, ou est-ce qu’ils auraient toujours leur place dans un ensemble pour lequel le fait national continuerait à être constitutif ? Ce problème risque d’être épineux, car les monarchies sont déjà à la limite basse des attributions nécessaires pour exister. Celles-ci ne sont plus que symboliques, et il s’agirait justement de les en dépouiller. On peut imaginer cependant qu’elles coexistent avec d’autres formes de représentation (républicaines) au niveau d’un dialogue inter-national à l’intérieur de l’Europe.
L’évocation d’un certain nombre de réalités historiques et politiques nous a permis de souligner certains des enjeux cruciaux de l’évolution future de la construction européenne. Cela nous a permis d’adopter une vision théorique sur les différentes réponses à apporter. Nous avons également vu à quel point ces solutions seront déterminées par quelques choix fondamentaux. Ils nous restent maintenant à isoler ces choix pour mieux les définir. Pour cela, nous allons retourner à une perspective géopolitique et placer la grande Europe d’après 2004 à l’épreuve de ses élargissements futurs. Avec leurs particularités, on peut espérer que l’élargissement prévu en 2007 pour la Roumanie et la Bulgarie se passera dans des conditions assez similaires à celui de 2004 et que les réponses qui y auront été apportées seront encore satisfaisantes.
Ensuite, l’Europe se trouvera face au cas yougoslave. La Slovénie, très proche de l’Autriche, a toujours eu une place particulière dans l’ex-ensemble yougoslave, ce qui explique son adhésion précoce. La question pour les autres pays sera de savoir comment les intégrer alors qu’ils sortent de guerres nationales les uns contre les autres. On pourrait répondre que c’est ce qu’ont fait l’Allemagne et la France au sortir de la deuxième guerre mondiale. Mais, justement, l’Allemagne et la France, encouragées par leur voisins, ont « fait » l’Europe pour se réconcilier. Nous avons vu que ce n’est plus l’objectif aujourd’hui. La question de savoir comment respecter les aspirations nationales des « petits » pays, se pose avec encore plus d’acuité ici. Selon la place de la Nation dans le nouvel ensemble, l’intégration de cette partie des Balkans sera plus ou moins longue et conflictuelle.
Avec l’entrée de la Hongrie, la population Tzigane de l’Union va fortement augmenter [22], ce qui sera également le cas avec l’élargissement vers les Balkans. Quel place pour ce peuple éminemment européen ? De par sa tradition nomade, la cohabitation est souvent conflictuelle avec les populations qu’il côtoie. On pourrait lui imaginer un statut, une place particulière, puisque la disparition des frontières et la liberté de mouvement lui offre enfin le rêve d’une terre sans barrière. Ce statut pourrait correspondre à une évolution du niveau culturel évoqué plus haut, détaché de la géographie. On objectera que les Tziganes n’ont que faire d’une nation. Mais justement il ne s’agirait plus d’une nation au sens actuel, mais d’une représentation porteuse de sens sans être nécessairement une division administrative. Quoiqu’il en soit, selon le mode d’organisation finalement choisi, l’idée nationale aura à plus ou moins évoluer. Nous avons vu à maintes reprises que faute de quoi, le processus d’intégration peut être condamné à s’arrêter prématurément. Le fait de prôner une reconnaissance à part entière de ce niveau n’est donc pas nécessairement conservatrice. Un choix important portera sur la nature et la portée de cette évolution.
Vient ensuite la question turque. Se pose en effet la question de savoir si la Turquie fait partie de l’Europe. On y apporte généralement deux types de réponses. La première, territoriale, est que Istanbul et sa région sont incontestablement sur le continent européen, ce qui suffirait à justifier d’une appartenance. La deuxième, plus réaliste, est que la Turquie des cartes n’est pas celle des populations et que celles-ci se trouvent beaucoup sur le territoire précédemment évoqué ainsi qu’en Asie Mineure qui, depuis l’antiquité est dans une sphère européenne. En termes historiques, la réponse est on ne peut plus claire : évidemment la Turquie fait partie de l’Europe. Non pas parce que elle en a conquis une partie pendant un temps. Mais parce que, de par cette conquête, les turcs ont profondément marqué la culture européenne. Par rejet, dans l’affirmation de sentiments nationaux ou la mise en place de « saintes alliances » contre l’ennemi commun ; mais aussi par apport, dans de multiples héritages culturels et le développement d’un Islam européen. En réalité plus qu’une question de droit du sol, le choix sous-jacent est celui de définir l’Europe comme étant de tradition fondamentalement chrétienne ou pas. La question peut paraître paradoxale, puisque à peu près tout le monde s’accorde à reconnaître la nécessité d’un Etat laïque. Cependant l’Europe a été longtemps le principal foyer du christianisme, ce qui a profondément marqué son histoire et sa culture, et constitue un caractère commun parmi les plus frappants entre les différents pays. Les valeurs des Lumières, même si elles se veulent universelles et laïques, sont elles même très influencées par la tradition chrétienne. Avec l’intégration de la Turquie, la place de l’Islam en Europe seraient profondément changée. Non seulement par l’évolution du nombre, mais aussi par l’intégration d’une nation dont c’est la principale religion. Il y a fort à parier que de telles considérations entreront également en jeu pour l’intégration éventuelle de l’Albanie, même si les proportions sont différentes. Les religions chrétiennes, elles mêmes universalistes, ne requièrent pas dans leur forme moderne l’exclusivité sur la notion d’Europe. Encore moins sur la réalité politique qu’elle tente de prendre. De plus, il y a deux enjeux importants pour l’Europe vis à vis de l’Islam que l’intégration de la Turquie peut aider à affronter. Premièrement, l’intégration des importantes populations musulmanes issues de l’immigration (turcs en Allemagne, pakistanais en Grande-Bretagne, maghrébins en France et en Espagne, albanais en Italie, …) pourrait s’en trouver facilitée grâce à une meilleure prise en compte au niveau des réglementations des attentes propres à la culture musulmane. Deuxièmement, la Turquie pourrait constituer à nouveau un pont entre l’Europe et le Proche-Orient. Dans la perspective d’une normalisation dans cette zone, l’Europe serait en première ligne pour encourager et profiter de son développement.
Toujours vers l’est mais cette fois plus au nord, se pose l’autre grande question de type « jusqu’où l’Europe ? », celle de la Russie, et indirectement celles de la Biélorussie, de l’Ukraine et des pays du Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, sans parler du Caucase russe, traversé de fortes tensions nationalistes [23]). Personne ne remet en cause le fait que le cœur historique et démographique de la Russie soit européen. Cependant, la Russie est la seule nation européenne qui a conservé une grosse partie des fruits de sa politique impérialiste. Elle recouvre donc une bonne partie de l’Asie, et il peut sembler absurde (si ce n’est de mauvais goût) d’intégrer cette zone dans l’Union Européenne. Le choix d’une intégration de la Russie est d’ordre stratégique, aussi bien pour les russes que pour les « européens ». Les russes peuvent rester un pôle indépendant au niveau mondial, avec les limitations qu’impliquent la préservation et l’administration d’une zone d’influence gigantesque sur deux continents. Ou bien faire partie de l’Union avec une place très importante. L’équilibre de celle-ci s’en trouverait bouleversé. Il ne s’agirait plus de problèmes relevant de l’intégration de petits pays, mais bien de celle d’une population de plus de 150 millions de personnes [24], qui en ferait de loin le plus grand pays de l’Union. L’augmentation de la superficie et des ressources changerait complètement le poids économique et géostratégique de l’ensemble. Est-ce qu’il continuerait à s’appeler Europe ? Peut-être pas, mais cela est-ce nécessairement un problème ? Autrement dit, est-ce que la construction européenne est un processus intrinsèquement européen, ou bien les principes d’organisation économique et politique qui s’y développent sont-ils applicables partout ? De même que la perspective de l’intégration de la Russie, il s’agit d’un enjeu à très long terme. Cependant c’est un choix qui interviendra tôt ou tard que celui de proposer à d’autres régions du monde (pas nécessairement contiguës) de s’associer à la perspective plus large d’une Union Mondiale. Cela est d’autant plus probable que l’on connaît les penchants universalistes des européens…
Le dernier choix évoqué ici, est lui d’actualité. Il est crucial pour l’Europe comme pour le reste du monde, et c’est celui du positionnement par rapport aux Etats-Unis d’Amérique. Anciennes colonies européennes, les Etats-Unis ont été une terre d’émigration pour des millions d’européens qui fuyaient la pauvreté ou la discrimination, ou simplement cherchaient la fortune. L’origine des fondateurs et ces vagues d’immigration ont donné un caractère profondément européen aux Etats-Unis. Cependant, avec le temps, d’autres populations y ont émigré ou s’y sont émancipées (noirs) pendant que se développait une culture originale, consciente des ses particularités et de ses forces. On y accorde une importance particulière au notions de liberté et de développement personnel. L’Etat est perçu comme un cadre neutre, qui a vocation à s’assurer que les possibilités de réussite sont préservées, et non comme une communauté « obligatoire » ayant le bien commun comme objectif. On s’y méfie de l’influence que l’Etat pourrait avoir sur la liberté de chacun. Il est remarquable que, bien qu’imprégné de cet esprit et vivant dans un système très fédéral, les américains aient développé un sentiment national fort. Les symboles nationaux sont très présents dans la vie quotidienne et la majeure partie des citoyens partage le sentiment d’une évidente supériorité. Celle des Etats-Unis, pas celle de leur propre état. Doté d’un territoire vaste et plein de ressources, dopé par l’énergie des flots d’immigrants qui s’y déversent depuis des siècles, les Etats-Unis se sont effectivement développés de façon extraordinaire, étant incontestablement à la fin du XXème siècle la première puissance mondiale. Par deux fois ils sont intervenus de façon décisive en Europe et ont eu une influence déterminante sur les suites des guerres (traité de Versailles en 1919, conférence de Yalta en 1944). Pendant la guerre froide, l’Europe fut un des théâtres de leur affrontement avec l’URSS. Cette confrontation leur a fait développer un important arsenal militaire et les a poussés à pousser leur influence partout dans le monde. Avec l’écroulement de l’URSS, les Etats-Unis se retrouvent seule grande puissance et sans contestation de leurs modèles économique et culturel. A l’heure actuelle, leur dépenses militaires sont supérieures à celles des onze pays suivants rassemblés, et elles augmentent, afin de financer la lutte anti-terroriste et de nouveaux objectifs géostratégiques. Pour beaucoup de dirigeants ou d’intellectuels américains la question est maintenant de savoir comment gérer cette prédominance. Beaucoup d’européens éprouvent un complexe d’infériorité devant cette réussite. Les Etats-Unis sont plus moderne, plus dynamique, plus puissant, et on ne saurait penser à faire aussi bien ou mieux qu’eux.
Pourtant, sur le papier, l’Union Européenne en tant que telle est tout à fait comparable économiquement aux Etats-Unis. Beaucoup estiment que si tel était son objectif, elle serait en mesure d’équilibrer leur influence. La question est donc de savoir si les européens ont envie d’être une puissance. C’est à dire que leurs prises de position sur des sujets internationaux aient une véritable influence. Pour cela il faut que chacune d’entre elles représente la position de l’Europe tout entière. Formellement cela passe par une représentation unique comme nous l’évoquions plus haut, mais fondamentalement il faut qu’il existe une véritable identité européenne, au même titre qu’il existe une identité américaine malgré la diversité qu’elle recouvre. Il ne s’agit pas là d’un sentiment national, mais de l’expression des priorités accordées communément à des valeurs fondamentales. On peut « être » français ou hollandais et « avoir une vision » européenne sur les principes qui doivent gouverner la marche du monde. Dès lors que l’on a fait ce constat et que l’on n’estime pas que les vues typiques de sa nation soient suffisamment différenciées et pertinentes par rapport à celles des autres nations européennes, on est en droit de souhaiter que ces idées communes soient défendues avec tout le poids possible. Ce poids serait celui d’une Union puissante, généreuse et développant un modèle susceptible d’être appliqué de façon bénéfique dans d’autres régions du monde. Puissante, car les européens sont pour la première fois confrontés à la globalité d’un monde dont ils ne déterminent plus la marche et que si ils veulent conserver une prise sur celle-ci ils leur faut s’unir autour de leurs valeurs. Généreuse, car l’Europe a atteint un niveau de développement tel que la compétition pour la survie n’est plus nécessaire. Ni entre les citoyens, ni entre les nations européennes, ni avec d’autres régions du monde, ce qui a profondément modifié la perception que ses habitants ont sur les modes d’expression de la puissance. De plus, ceci implique également que l’Europe a tout à gagner à un développement pacifique des autres parties du monde. Enfin, et pour permettre un tel développement, les européens doivent être conscients de la dimension messianique de leur projet. Le succès d’une telle communauté entre des pays déchirés depuis les siècles par la guerre, apporte un grand espoir pour d’autres zones privées de perspectives de paix et de stabilité (Proche-Orient, Afrique, Amérique du Sud). Il s’agit d’un grand projet que de le théoriser, le faire évoluer et soutenir son application par d’autres.
A l’heure actuelle, une identité européenne a de grande chance de se développer en opposition aux Etats-Unis, espérons sous la forme d’un « alter-américanisme » plutôt que d’un anti-américanisme primaire et non pertinent. C’est à dire en identifiant les différences de vues socio-économiques et culturelles qui rapprochent les européens, et en proposant des modèles alternatifs. On pense en premier lieu à la place de l’Etat et à la définition des objectifs qui lui sont assignés, mais aussi à une politique culturelle moins dépendante de la consommation (qu’elle soit de masse ou de luxe) ou une prise de conscience des enjeux environnementaux. Se basant sur cette réflexion, la politique étrangère de l’Union sera de promouvoir ces prises de position ou de faire respecter ses principes. A partir du moment où les européens auront fait le choix de la puissance, il leur faudra donner des garanties claires que son application sera juste et non-impérialiste, ce qui conduirait déjà à un certain nombre de remises en cause. Les européens doivent être conscient de leur responsabilité historique dans un grand nombre de drames qui ont bouleversé d’autres régions du monde (esclavage, génocide des indiens d’Amérique, colonisation). Car leurs habitants en sont conscients et s’opposeraient à un nouveau monstre, même si beaucoup d’entre eux espèrent aussi énormément d’une Europe qui se déciderait enfin à respecter ses principes. En revanche, si les européens ne font pas le choix de la puissance ils courent le risque d’un déclin vénitien, c’est à dire garder une prospérité raisonnable tout en disparaissant petit à petit des affaires du monde, en l’occurrence en se protégeant derrière les Etats-Unis qui pourraient alors prétendre à un contrôle effectif sur les deux zones. Ce choix se défend tout à fait et il peut être fait indépendamment par chaque nation. Celles-ci remettraient alors leur sécurité entre les mains des américains et devraient s’efforcer d’obtenir de leur part une influence démocratique sur le fonctionnement de leur pays, afin que les populations soient effectivement représentées au niveau international.
Cette réflexion à été l’occasion d’un voyage à travers l’Europe, les pays qui la compose et aussi son histoire, son actualité et son avenir. Quittant maintenant les grandes perspectives pour retourner à la réalité concrète des enjeux actuels, nous pouvons un tirer quelques conséquences pratiques. Tout d’abord, il s’agit de dresser un véritable contrat de confiance avec les nouveaux arrivants. Qu’elle se veuille simple communauté ou véritable puissance, l’Europe ne sera une réussite que dans le respect de tous. Ensuite, il s’agit de ne pas bousculer les gens, d’être conscients de leurs attaches et des difficultés pour beaucoup à se projeter dans l’altérité, qu’il s’agisse de l’étranger ou du futur. Kurt Tucholsky, écrivain allemand, remarquait en 1931 : « Le peuple comprend faussement la plupart des choses, mais il les ressent justement [25] » Progressivement, au moyen de choix démocratiques sur des étapes clairement identifiées et expliquées, c’est aux populations d’imprimer leur marque à l’Europe, et d’en faire ce qu’elles en veulent. En revanche, il faut véritablement se donner les moyens là où on peut d’ors et déjà avancer. Le développement d’une identité européenne ne se fera paradoxalement que par le dialogue des cultures. Il faut donc massivement favoriser les échanges, notamment au niveau de la jeunesse, car se seront les générations qui auront parcouru librement et tout naturellement l’Europe qui pourront éventuellement en faire quelque chose de véritablement cohérent. Il faudrait par exemple généraliser à l’ensemble des études supérieures type master des programmes d’échanges étudiants tels qu’Erasmus, avec à terme pour perspective leur introduction dès le collège et le lycée.
Enfin, au niveau individuel, il s’agit de s’essayer à cette identification des identités, régionale, nationale et européenne. Essayer de découvrir laquelle se cache derrière telles habitudes, telles traditions, telles convictions ; et par ce biais pouvoir décider comment se positionner par rapport au futurs enjeux historiques qui se préparent. Ceux-ci concernent le continent tout entier et, pour une fois, seront traités démocratiquement. Car des temps nouveaux approchent, où l’Europe peut avoir mieux à offrir que l’ambiance déprimée du temps de sa séparation et de sa domination. Les perspectives de croissance, de découvertes et d’aventures sont de nouveau en Europe, et elles sont vers l’est.
Mathieu Baudier
Berlin, novembre 2002
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